Bulletin du front sanitaire - Ma veillée pascale...

Je suis préposé aux bénéficiaires dans une résidence pour aînés privée de 38 chambres qui a le statut de ressource intermédiare (RI). Cela signifie que 18 de nos chambres sont louées en permanence par le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS). Autrement dit nous sommes une résidence semi-privée. Le CIUSSS nous envoie du personnel en renfort dans la mesure du possible. Nous sommes plutôt dans la démesure de l'impossible pour le moment...

Je n'ai pas choisi de vivre dans un système capitaliste. Je suis pour le public, tant pour l'éducation que pour la santé. Cependant, je suis aussi Jo Blo. John Doe. À peu près rien, comme tous mes camarades de travail qui ont 15$ l'heure en partant avec une prime de nuit de 1$... Le gouvernement Legault a promis une prime de 4$ l'heure pour les préposéEs du privé. On ne sait même pas comment encore cela s'applique. Silence radio de tout le monde, du boss, du gouvernement... Ce n'est pas que je pense tant que ça à l'argent, autrement je ne ferais pas le métier de préposé. Je pense à l'humain. Et les humains avec qui je travaille sont pauvres voyez-vous. Elles et ils l'étaient avant la pandémie. Imaginez pendant. Et on leur demande maintenant de jouer aux anges gardiens comme s'ils rentraient tout nus dans le réacteur de Tchernobyl, avec une peur que vous ne pouvez même pas vous imaginer derrière des statistiques. «Un mort c'est une tragédie. Un million de morts: une statistique.» Joseph Staline a écrit un truc du genre. Méfions-nous des statistiques. Sondons plutôt le coeur de l'être humain. On va bientôt manquer de bras et de coeur pour s'occuper des vieux que l'on laissera mourir dans l'indifférence générale avec votre humble serviteur et quelques parias pour tout réconfort et tout soutien...

En première ligne du front sanitaire, voyez-vous, on trouve surtout celles qui sont généralement méprisées et maltraitées par le système tout court. Des femmes victimes de sexisme à longueur de journée. Des ménagères qui ont des bouches à nourrir. Des immigrées de confession musulmane que l'on méprise trop souvent dans nos journaux et nos institutions publiques. Il y a aussi des types comme moi et ma blonde, qui sont nés pauvres et ont connu dans la chair et l'os la pauvreté.  Bref, nous sommes un peu le peuple.

Ma conjointe Carole est directrice de la résidence. Elle se donne à 3000% avec peu de moyens et le manque d'écoute de part et d'autre de l'organigramme. Elle mériterait plus que des éloges. Elle a une tête froide et solide. Un coeur grand comme le cosmos. Je crains néanmoins pour sa vie, encore plus que pour la mienne. Nous sommes donc un couple au front... Vous pouvez trouver ça cute. Je ne pourrai m'empêcher de trouver ça triste. Les histoires de fées nous font vomir. À d'autres les propos lénifiants et soporifiques des valets du capitalisme.

Je travaille généralement de 19h30 à 6h00 am. Ma blonde s'occupe du jour et moi du soir et de la nuit. J'ai les diplômes qu'il faut pour exercer ma profession de préposé aux bénéficiaires. J'ai travaillé deux ans au Centre hospitalier de l'Université Laval et deux ans dans un CHSLD. Je suis revenu vers le métier de préposé après avoir effectué toutes sortes de boulots qui vont de la fabrication de palettes de bois à la rédaction technique. Feue ma mère, Jeannine René, était préposée aux bénéficiaires au Foyer Joseph-Denys, située sur la rue Laviolette à Trois-Rivières. C'est par elle que je suis entré dans ce métier. Et c'est avec son soutien spirituel que je puis continuer à affronter le danger tous les jours.

Je n'avancerai pas plus loin sur mon background. C'est sans intérêt, sinon pour placer un peu le décor humain...

***

samedi 11 avril 2020

19h00

Je rentre au travail. Je passe la médication ce soir. Tout a encore radicalement changé. Tous les bénéficiaires ont passé le test de dépistage à la Covid-19. Les résultats sont arrivés. Carole doit annoncer la mauvaise nouvelle aux familles.

Huit de nos résidents sur place ont été testés positifs à la Covid-19. Ils sont pour le moment asymptomatiques mais cela peut changer très vite et je dois être à l'affût des moindres signes. Trois de nos bénéficiaires sont à l'hôpital. Une autre est repartie vivre avec ses filles qui sont venues la chercher hier malgré le diagnostic de la Covid-19. On craint pour la vie de deux de nos résidentes. C'est une charge mentale terrible puisque les autres aussi sont menacées, dont Madame *** qui me rappelle tellement ma mère, comme si elle était toujours gênée d'exister...

C'est l'hécatombe parmi mes camarades de travail. Je crois qu'il y en a sept qui ont été testés positifs à la Covid-19. Carole communique avec eux. Carolle à la Covid-19, l'autre Carolle, ma grande chum de soir préposée aux bénéficiaires. Daniel aussi, mon camarade de nuit. Et Sylvie, la fille d'entretien ménager. Et Linda la cuisinière. Et Annie. Et Marc. Et Souki. Certains toussent. D'autres font de la fièvre. C'est inquiétant comme vous n'avez pas idée. Plusieurs camarades de travail sont en isolement préventif: Safietou, Mariem pour ne nommer que celles-là.

Le CIUSSS nous envoie du renfort compte tenu qu'il ne reste que moi, Carole, Marie-Clarisse, Ami, Gracia, Sonya, Mohamed, Marie-Ève.

19h30

Je travaille ce soir avec Marie-Clarisse et Ami. Je les ai préalablement avisées des risques. Je leur ai dit que je comprendrais et que je ne les jugerais pas si elles s'en allaient. Elles ont décidées de rester. Je leur ai promis d'être transparent, de tout leur dire, de ne rien cacher. D'autant plus que je vais travailler avec elles dans la zone chaude (les trois étages de la résidence...) avec un équipement que le CIUSSS considère adéquat. Honnêtement, je n'en sais rien. Je pense au décès de Li Wenliang, médecin chinois qui a annoncé au monde la découverte du nouveau coronavirus. Il portait une combinaison de décontamination et il est tombé raide mort. Il était pas mal plus jeune que moi...

Nous avons des jaquettes jetables, des gants, des masques de procédure. On doit porter une visière en tous temps. C'est chaud et inconfortable. On sue sa vie. On se déshydrate. On respire toujours nos propres déchets d'air carbonique...

19h35

Je prends la température de monsieur ***. Il a été testé positif.

-Qu'est-cé qui va m'arriver el' grand tabarnak? me demande-t-il.

Il tousse. Je ne suis pas Dieu. Je n'en sais rien. Et je recule de quatre mètres lorsqu'il tousse mais je ne pourrais pas faire autrement que d'entrer dans les miasmes qui flottent dans les airs.

-Je suis là aujourd'hui et vous êtes là aussi. Ça se peut que ça passe comme un pet. Ne vous enfermez pas dans la peur.

C'est le mieux que je puisse lui dire. Pour lui en tout cas, compte tenu de son caractère. Son petit fond de racisme est mis à rude épreuve avec mes camarades africaines qui devront le laver. C'est le temps de grandir. Mais ce n'est pas moi qui ferai son éducation. Ni elles.

Je lui donne ses injections, ses médicaments. Il me retousse dessus. Je recule.

-Lâchez pas. Sonnez-moé si y'a d'quoi.

-Bonne soirée el' grand!

Et je continue ma tournée...

Je dois souvent ramener Monsieur *** dans sa chambre. Il a un déficit cognitif comme quelques autres patients à ma charge ce soir. Dès qu'il sort dans le corridor je lui dis qu'il y a la grippe espagnole dans le corridor. Le coronavirus ça ne lui dit rien. Mais il se rappelle de sa mère qui lui parlait de toute la famille qui est morte pendant la grippe espagnole de 1919. Ça le fait freaker et il retourne à sa chambre pour un autre 4 heures. Cela me donne l'impression de lui avoir sauver la vie. Monsieur *** n'a pas encore la Covid-19... Je retournerai le voir dans sa chambre pour lui parler de hockey, même si je n'y connais rien. C'est tout ce qui le tient tranquille, le hockey.

20h00

J'arrive au troisième étage. Je viens de distribuer tous les médicaments au premier étage.

Tout est calme. C'est l'étage le plus contagieux. La zone la plus chaude du moment. Enfin, je me demande si ce n'est pas toute la bâtisse... On ne sait plus.

Mme *** a été testée positive. Elle ressemble beaucoup à ma mère. Elle est nonagénaire. Je dois contrôler sa température, lui donner des gouttes pour les yeux, retirer son timbre de nitroglycérine.

Elle écoute la messe de la veillée pascale à la télé communautaire.

Le prêtre chante à la télé et Mme *** l'accompagne.

-Ce jourrrr que fit le seigneurrrr est un jourrrr de joie allélu-ou-ou-ia! chante-t-elle.

Je n'ose pas prendre sa température pendant sa messe. Je reviendrai plus tard, déguisé en Martien évidemment.

20h05

Je prends la pression de Mme ***. Elle est centenaire, se tient debout et est presque autonome encore. Elle a toute sa tête. Elle est lucide et intelligente.

Elle est négative au test de dépistage, Dieu merci.

Elle est née en 1919, l'année de la grippe espagnole.

Et elle est encore là en 2020.

Et sera encore là en 2021. On va la protéger comme la prunelle de nos yeux.

-J'ai bin hâte que ça passe, mais en attendant, qu'est-cé qu'vous voulez qu'on fasse? C'est pas nous autres qui décident...

-Madame, la bonne nouvelle pour aujourd'hui c'est que moi et vous n'avons rien. On va essayer de garder ça d'même.

Elle rit.

Mission accomplie.

Je la salue.

20h15

Je me rends compte pour la première fois que Mme *** a une sculpture de Léo Arbour dans sa chambre. Il lui a sculpté une plaquette de bois représentant son père et sa mère dans les champs priant pendant l'Angélus. C'est de toute beauté. Elle l'avait payée 150$ à l'époque. Je pense bien que ça doit valoir maintenant 2000$ si le marché de l'art existe encore. Je le lui dis. On parle de sculpture. Elle veut que je lui remplisse ses deux petites bouteilles de vin avec son vinier dans le frigo, en bas.

-Mettez moé z'en pas la moitié comme les filles... Ramenez-moi donc deux petites bouteilles pleines... s'il-vous-plaît... me demande-t-elle d'un air presque suppliant.

Je lui remplis ses bouteilles à ras bord. C'est samedi soir. Party time!

Elle est aussi négative à la Covid-19.

Peut-être que le vin tue le coronavirus...


20h30

Mme *** a aussi été testée positive. Elle a des problèmes de santé mentale en plus d'être aveugle. Je prends sa température: 36.0 Celsius. Elle ne fait pas de fièvre. Elle commence à tousser. J'inscris les données dans mon cartable de délégation. Je prends sa glycémie. Je jette ma jaquette et mes gants. Me lave les mains. Et je continue. Dix minutes plus tard elle fait un gros dégât. Ami et Marie-Clarisse prennent la relève puisqu'elles venaient justement pour faire sa toilette.

20h45

Mme *** est mouillée. Je change sa culotte d'incontinence. Elle a été testée négative. J'enlève son timbre de nitro et lui remets un paquet que lui a laissé une personne qui ne nous a pas laissé son nom. Il y a du chocolat, des biscuits, des bonbons. Au moins pour cent dollars.

-Qui c'est qui m'donne ça? me demande-t-elle. J'ai rien d'mandé. Faut-tu que j'le paye?

-Bin non. C'est à vous. Ça doit être votre amoureux secret.

Elle rit et commence à manger quelques bonbons.

-Chu tellement tannée d'être dans ma chambre que j'me garrocherais en bas de la fenêtre du deuxième étage! me dit-elle en mangeant ses bonbons.

-Faites pas ça. C'est encore frette ce temps-ci de l'année. Vous allez attraper le rhume!!!

Elle rit de bon coeur.

Je suis au front.

Mes réponses ne font pas dans la dentelle et je crois que mes vieux l'apprécient... ou n'ont pas le choix de me subir.

21h00

Insuline à M. ***, positif à la Covid-19. Collation protéinée. Glycémie à 11,3. 32 unités de NPH.

21h15

Mme *** parle avec un petit chat électronique doté de capteurs de mouvements et de lumière. Il miaule et se roule en boule lorsqu'on le touche. C'est assez réaliste. Mme *** confond parfois le rêve et la réalité. Elle pense parfois qu'il est vraiment vivant. Et parfois qu'il n'est qu'un quossin électronique. Cela dépend de son humeur. Elle est négative aussi. Elle n'a rien. Comme sa voisine.

21h30

J'étouffe sous le masque, la jaquette... J'ai la gorge sèche de respirer sous un masque et une visière. Je ressens une énorme pression. Je fais peut-être de l'hypoglycémie. (Je suis diabétique de type 2. J'ai 52 ans.) Je me claque une boisson sucrée et des protéines. Je retrouve la forme et retourne au combat jusqu'à 23h30.

22h00

Je lave les planchers de tous les étages.

Je désinfecte tout ce que je peux, que ce soit fait ou pas. Je lave les téléphones, les pagettes, les poignées de portes...

Je monte ensuite mes cabarets de médicaments pour demain.


23h30

Mohamed, mon remplaçant de nuit, vient travailler malgré le contexte. Je lui dis toute la vérité, rien que la vérité. Les gouvernements et les capitalistes peuvent vivre dans le mensonge. Pas moi. Rien ne me dit que je ne vis pas les quatorze dernières journées de ma vie. Je veux les vivre dans la lumière, dans la Vérité, pas dans le mensonge. Je ne sers pas l'argent. Je sers l'humain. Je méprise le cash et ces souffrances qu'il nous impose à la grandeur du globe.

Mohamed est Burkinabé.

-Salam Aleykoum Mohamed.

-Aleykoum salam Gaétan qu'il me répond.

Je présente Mohamed à mes deux consoeurs congolaise et sénégalaise, Marie-Clarisse et Ami.

On parle un peu du Burkina Faso. Puis du travail de la soirée.

Puis elles s'en vont prendre leur bus qui est gratuit en ce moment pour les travailleurs essentiels. C'est fou comme l'on devient un peu socialiste et un peu juste en temps de crise. En temps normal. tout le monde se fout de mes camarades de travail.

23h45

Une préposée envoyée par le CIUSSS sonne à la porte. On l'envoie en renfort jusqu'à demain matin. Est-ce parce que mes statuts publics sur Facebook font leur effet? Je ne cache rien. Je dévoile tout au mépris de toutes règles. J'avise la préposée de ce à quoi elle s'expose ce soir. Elle le sait. Elle est prête.

-Ok. Eh bien tu vas travailler avec Mohamed cette nuit.

Je salue les deux.

Je dois retourner me coucher si je veux être capable de passer au travers de la pire tempête de ma vie.

Ma blonde est réveillée. On jase. On se révolte. On rit noir.

Puis on dort. Parce que la journée va être rough and tough demain. Peut-être pire qu'aujourd'hui.

Un journaliste de Radio-Canada me texte. Il veut savoir pour quelle résidence je travaille. Je lui réponds que je suis à milles lieues de ça. Je ne donne pas d'entrevues. Je ne fais pas un show. Je fais du journalisme citoyen. Le service est plus rapide.

Pour un soldat en première ligne, au front sanitaire, il y a des dizaines de personnes qui se proposent pour nous diriger, tapis derrière leur écran. On a besoin de mains et de bras pour torcher, pour soigner, pour ramasser. Je suis un intellectuel et un artiste-peintre et je sacrifie ces aspects de ma vie pour donner des soins aux autres. Je ne me cache pas. On ne se cache pas. De grâce, fonctionnaires, si vous n'avez rien d'autres à faire que d'inventer de nouveaux formulaires en temps de pandémie, eh bien juste fuck you.

***

D'ici les prochains jours les patients atteints de la Covid-19 pourraient potentiellement mourir à notre résidence sans être transférés à l'hôpital. Ce scénario ne doit pas se produire mais il est nécessaire de l'envisager. Que fait-on avec les corps? Qu'en est-il de nos protections en tant que travailleurs? Trop de questions surviennent. On ne peut pas tout gérer ça. Et on se dit qu'on va peut-être passer à autre chose après avoir surmontés cette éclosion de la Covid-19. On a besoin de beauté voyez-vous. Nous vivons, moi et mes camarades, en plein cauchemar. Nous défions la peur. Nous narguons la mort. Jusqu'à quand? Je n'en sais rien. Je ne suis pas Dieu. S'Il existe, je veux qu'Il nous débarrasse de l'avidité, du narcissisme, de l'égoïsme, des grosses fortunes, etc.

Prenez soin de vous chères soeurs et chers frères humains.

Combattez l'injustice et les inégalités sociales partout où vous les voyez.

C'est tout aussi important que de porter des gants.













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