Grosse torche

Maude est un peu enveloppée et porte somme toute le poids de son âge. Tout comme je porte aussi le mien. À cinquante ans, on s'est fait un petit coussin pour mieux résister aux coups. Et Maude, voyez-vous, est dans la cinquantaine.

Elle ressemble vaguement à Ginette Reno, avec deux pieds de moins en hauteur, mais préfère Lara Fabian.

Elle se fait souvent traiter de grosse torche par les bénéficiaires, là où elle travaille, dans une résidence pour aînés du fin fond du fond de la Mauricie.

Les gens, là comme ailleurs, peuvent y être tout aussi gentils que malcommodes.

Dans le cas de Maude, elle est aux prises avec une bonne poignée de malcommodes pitchés n'importe où n'importe comment dans le réseau des soins de santé. Le pire étant celui qui la traite de grosse torche tous les jours, Monsieur Goglu.

Monsieur Goglu était sans doute une armoire à glace jadis. Mais là, dans son état actuel, il a l'air plutôt frêle sous son gros squelette.

Il peine à se déplacer suite à plusieurs crises cardiaques qui l'ont laissé à moitié paralysé.

Monsieur  Goglu est brûlé et ne tient presque plus sur ses pieds.

La famille Goglu se plaint qu'il ne reçoit pas tous ses soins. La plupart du temps Monsieur Goglu les refuse en disant à Maude, par exemple, qu'elle est juste une grosse torche et qu'il ne l'aurait jamais fourré même de son jeune temps.

Maude prétend encaisser tout ça sans sourciller.

Comme tous les autres.

Pourtant, lorsque c'est le temps d'entrer dans la chambre de Monsieur Goglu, Maude ressent un pincement au coeur qui n'augure rien de bon. Elle se sent de plus en plus brûlée...

-Enwèye grosse torche! Mes médicaments calice de niaiseuse!

-Ne me parlez pas sur ton monsieur! Je vous respecte!

-Va chier grosse torche! Va chercher mes pelules!

Grosse torche va finalement lui chercher ses pelules.

Elle revient chez-elle la rage au coeur, la larme à l'oeil, s'achète un billet de 6/49 pour rêver un peu et le lendemain Maude redevient grosse torche, celle qui torche Monsieur Goglu matin et soir, sans aucun merci, avec des plaintes de la famille, du CIUSSS et de tous les autres petits chefs de son environnement pour avoir fait l'impossible dans une situation intenable pour quiconque. Elle est la dernière digue d'humanité dans le domaine des soins de santé et Monsieur Goglu préfère encore la traiter de grosse torche.

Tous les mauvais traitements allégués sont de pures constructions mentales d'une personne sur le point de perdre ce que l'on appelle sa lucidité.

Il faudra pourtant produire une flopée de formulaires pour s'assurer que Monsieur Goglu a son petit biscuit et son verre de lait tiède toujours à la même heure.

Quant à Maude, alias grosse torche, elle peut bien aller chier.

C'est sa job de se faire envoyer chier par tout le monde.

C'est son métier que d'essuyer du mépris et de l'ingratitude.

Elle essaie de se concentrer sur ses bons messieurs et bonnes madames débordant de reconnaissance.

Mais la tirette d'urgence la rappelle toujours à la réalité.

Elle voit le chiffre maudit 123 sur son pagette. La chambre 123 la réclame. C'est Monsieur Goglu. Celui qui la traite de grosse torche.

Maude retient donc son souffle.

Monsieur veut aller pisser.

Sa culotte est probablement pleine des deux côtés des parties intimes.

Il va la traiter de tous les noms pendant qu'elle va gosser et suer avec la culotte de protection jetable, les pantalons trop serrés, la jambe artificielle, les ulcères qu'il ne faut pas toucher, et j'en passe.

-Grouille-toé christ de grosse torche! Emmène-moé mes pelules calice! Tu sais pas torcher? Lave-moi le d'dans du trou d'cul aussi ma tabarnak de grosse cochonne pas d'allure!

Et ça recommence.

Encore et encore.

Et c'est pire à tous les jours.

Toujours pire malgré madame Pivoine qui est si fine et monsieur Pinson qui est si gai.

Il y a de plus en plus de Monsieur Goglu.

Des gens mal dégrossis, malades sans doute, mais sans sagesse.

Maude doit apprendre à les affronter.

Apprendre à demeure flegmatique devant les vieux grincheux.

C'est tout un défi, croyez-moi.

D'autant plus que Maude est elle-même vieille et malade.

Elle a des enfants qui tirent du jus.

Son mari ne travaille pas depuis deux ans pour cause de dépression nerveuse.

Elle tient toute la maisonnée à bout de bras, avec son petit salaire de préposée, à se faire traiter de grosse torche.

Et Dieu sait qu'elle torche.

Je vous en torche ce billet.

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